"Big Gates l'empire menacé", par Fabrice Rousselot.
"La mystification planétaire", par Laurent Mauriac.
Puis le 4 avril 2000 :
"La justice américaine condamne Microsoft", par Fabrice Rousselot.
New York de notre correspondant
En ce lundi matin, les yeux de Bill Gates, le patron de Microsoft, seront sans aucun doute tournés vers New York et Wall Street. Certains analystes estiment en effet que la compagnie pourrait perdre «au moins 10 %» de sa valeur sur les marchés, suite à ce «week-end noir» marqué par les premières conclusions dévastatrices du juge Thomas Peinfield Jackson.
Plus d'un an après l'ouverture du procès antitrust entamé par le gouvernement fédéral contre sa compagnie, Bill Gates ne pouvait craindre pire scénario, alors que Microsoft est désormais menacé de démantèlement. En substance, le magistrat a ainsi estimé dans ses conclusions préliminaires que Microsoft avait abusé de sa situation de monopole dans l'industrie informatique pour «oppresser» ses concurrents, au détriment des consommateurs. Le rapport est sans concession aucune pour la firme de Redmont, dans l'Etat de Washington. «De par son attitude envers Netscape, IBM, Compaq, Intel et quelques autres, Microsoft a prouvé qu'il utilisera son pouvoir immense au sein du marché et ses énormes profits afin de faire du tort à toute compagnie qui persiste à mener des initiatives pouvant intensifier la compétition envers l'un des produits vedettes de Microsoft», assure le juge Jackson. Au long de ses 207 pages, le document décrit notamment comment Microsoft, «profitant pleinement sa situation de monopole», vendait à prix fort son logiciel d'exploitation Windows ou menait la vie dure à tous les fabricants de PC qui refusaient de lier Windows à Explorer, son logiciel de navigation sur Internet. La victoire est donc totale pour le gouvernement fédéral qui avait initié le procès contre Microsoft le 19 octobre 1998 en arguant que la firme usait illégalement de son pouvoir en contraignant les utilisateurs de Windows à recourir à Explorer pour déambuler sur le Net. «Tout cela montre une nouvelle fois, que dans ce pays, personne n'est au-dessus de la loi, a lancé vendredi soir Joe Klein, l'attorney general adjoint, après la décision du juge Jackson. C'est une extraordinaire victoire pour le consommateur américain.»
Scission ? Pour Microsoft, les semaines à venir vont être déterminantes. D'un strict point de vue légal, les deux parties ont trente jours pour livrer leurs propres conclusions en regard du rapport du juge Jackson. Ensuite, ce dernier rendra un jugement définitif pour évaluer si Microsoft a bien violé la législation antitrust. Avant de proposer des «remèdes et des sanctions», certainement pas avant l'année prochaine. C'est bien là que se joue l'avenir de la compagnie de Bill Gates. D'ores et déjà, au vu de ce premier document, les experts estiment que William Peinfield Jackson ne peut se contenter simplement de demander à Microsoft de changer de comportement face à ses concurrents. L'un des scénarios les plus discutés est l'éclatement total de Microsoft, qui se verrait scindé en plusieurs compagnies supervisant séparément les systèmes d'exploitation et les applications Internet par exemple. Un autre schéma évoque la division de Microsoft en plusieurs branches, qui vendraient chacune différentes versions des logiciels d'exploitation (Windows 95, Windows 98, etc.) et seraient de facto concurrentielles.
2002. Ce qui est sûr, c'est que Bill Gates doit s'attendre aujourd'hui à une évolution radicale de la compagnie qu'il a créée. Il a pour l'instant la possibilité de chercher à trouver un accord à l'amiable avec le gouvernement ou de faire appel des différentes décisions du juge Jackson, dans un processus qui pourrait mener jusqu'en 2002. Vendredi soir, l'homme le plus riche du monde ne laissait rien filtrer de ses intentions. «Microsoft est une compagnie qui opère dans le cadre de la loi», a-t-il déclaré sur un ton modéré. Avant d'ajouter que le géant de l'informatique «n'avait jamais agi comme un prédateur et avait toujours travaillé dans l'intérêt de millions de consommateurs.».
Fabrice Rousselot
Génie proclamé, Gates utilise des pratiques agressives.
Il y a l'image du jeune informaticien de génie, étudiant à Harvard, choisissant d'abandonner ses études pour lancer son entreprise. Il y a celle, en boucle samedi sur CNN, de l'homme le plus riche de la planète prenant sur un ton monocorde la défense de son empire informatique pour rassurer ses actionnaires. Les cheveux ont raccourci, la veste a remplacé le sweat-shirt, la monture des lunettes a minci. Et l'étoile a pâli. Il était considéré comme l'homme d'affaires le plus brillant de sa génération. On le tient aujourd'hui pour arrogant et dissimulateur. Et lorsqu'il est question de sa réussite, il s'agit moins de prôner son génie dans la conception des logiciels que sa capacité à noyauter ses concurrents, en les rachetant ou en les court-circuitant.
Verrous. Le rêve américain s'est retourné. Jusqu'au milieu des années 90, Bill Gates était parvenu à tout verrouiller : son image, sa stratégie, ses débouchés. Son succès se confondait avec celui de son entreprise. Avec l'explosion du Web et le procès qui l'oppose à la justice américaine, les verrous ont peu à peu sauté. Certes, les profits de Microsoft représentent toujours plus du tiers de son chiffre d'affaires, le cours de son action continue de grimper. Mais on a vu ces dernières années sa stratégie patiner et son image décliner.
L'histoire de l'entreprise est d'abord celle d'une ascension sans précédent. Une succession de coups de génie et de coups de chance qui lui permettent d'atteindre des marchés hors de proportion avec sa taille. Tout commence en janvier 1975 : Popular Electronics, une revue d'électronique américaine, fait sa une sur l'Altair 8800, considéré comme le premier micro-ordinateur aux Etats-Unis. Bill Gates (19 ans), avec son ami Paul Allen, a une intuition. L'industrie informatique à destination du grand public va exploser et cette industrie aura besoin de langages et de programmes. «Après avoir vu l'article, nous n'avions plus de doute sur ce que nous ferions de nos vies», dira Bill Gates (1). Avec Allen, il entreprend alors de concevoir un langage informatique pour cet appareil. Les deux associés vendent leur langage Basic au fabricant de l'Altair, puis à d'autres. Microsoft naît, fin 1975, de cette association entre les deux amis. Au début des années 80, Gates et Allen se sont déjà forgé une ambition : placer «un ordinateur sur chaque bureau et dans chaque foyer, équipé de logiciels Microsoft». En 1980, IBM cherche un système d'exploitation (OS, logiciel à la base du fonctionnement de l'appareil). Gates réussit alors son plus beau coup : il rachète pour 50 000 dollars le produit d'une petite entreprise, Quick And Dirty OS» (QDOS, vite torché), vite rebaptisé MS-DOS. Il négocie si bien avec IBM qu'il conserve le droit de distribuer le produit à d'autres fabricants. Le logiciel est peaufiné. En août 1981, IBM lance son premier PC équipé de MS-DOS, l'ancêtre de Windows.
Chouchou. Dès lors se met en place le système qui assure la réussite financière de Microsoft, ce que ses détracteurs appellent la «rente» ou la «taxe» : à chaque micro-ordinateur vendu, l'entreprise de Bill Gates se voit rétrocéder une redevance qui va dans ses caisses pour une large part (les disquettes ne coûtent presque rien à fabriquer). Et c'est ainsi que Microsoft s'enrichit, ses actionnaires aussi (l'introduction en Bourse a lieu en 1986) et que son fondateur devient le chouchou des médias américains. L'entreprise se concentre sur sa communication, avec une équation simple : Microsoft = Bill Gates. Le magazine américain Brill's Content, dans son numéro de septembre 1998, raconte comment elle transforme dans les années 80 ses relations publiques en machine de guerre pour convaincre les médias que Bill Gates est une autorité et un génie. Construire la gloire de Bill Gates, c'est construire celle de Microsoft. A cette époque, l'entreprise est plus petite que ses principales rivales (Lotus, Wordperfect...). Mais l'opération atteint cet objectif : aux yeux du public, Bill Gates devient un leader. Pendant ce temps, Microsoft enchaîne les lancements : Word, Windows, Excel... Le succès de ces produits «était un résultat direct des articles favorables qui nous étaient consacrés», racontera Rowland Hanson, nommé en 1983 vice-président chargé de la communication (2).
Pratiques déloyales. Mais au début des années 90, le voile se lève sur certaines pratiques de l'entreprise qui ne collent pas fidèlement à sa légende. Déjà, en 1991, la Federal Trade Commission enquête sur le monopole de Microsoft dans le marché des systèmes d'exploitation. On s'aperçoit que l'entreprise oblige les fabricants à refuser les produits d'autres éditeurs de logiciels. On la soupçonne également de cacher à ses concurrents des informations sur Windows dont elle-même dispose pour développer ses propres produits (Word, Excel, Access...). Dans les médias, le feuilleton judiciaire prend désormais le pas sur la success story.
Signe du retournement en France, paraît en octobre 1998 le Hold-Up planétaire, un réquisitoire contre l'entreprise (3). La réussite de Microsoft, explique Roberto Di Cosmo, un chercheur en informatique, n'est pas due à la qualité de ses produits ou à sa capacité d'innovation, mais à ses pratiques commerciales déloyales et à son marketing agressif. Pendant ce temps, Microsoft cherche à redresser son image. Bill Gates fait tout son possible pour paraître ouvert et modeste.
En février, le San Jose Mercury News, le quotidien de la Silicon Valley, titre : «Microsoft, la fin d'une ère». Il faut dire que, au milieu des années 90, l'entreprise a complètement raté son virage Internet. Elle commence par développer un réseau privé, parallèle à Internet, avant de se lancer à la poursuite de Netscape, qui a développé entre-temps le principal outil de navigation pour le Web. Aujourd'hui, Microsoft a dépassé Netscape, mais il peine dans de nouveaux secteurs où il tente de s'implanter: agendas électroniques, sites web... A son apogée, au milieu des années 90, l'entreprise faisait peur : on craignait son hégémonie, sa mainmise, à travers les réseaux informatiques, sur les contenus culturels et sur l'information. Aujourd'hui, Internet, plus que le département de la Justice américain, fait trembler l'empire.
LAURENT MAURIAC
(1) Cité dans l'ouvrage Accidental Empires, Robert Cringely, Penguin, 360 pp.
(2) Cité par le magazine américain Brill's Content, septembre 1998
(3) Le Hold-Up planétaire, Roberto Di Cosmo et Dominique Nora, Calmann-Lévy, 92 F, 185 pp.
New York de notre correspondant
Coupable. A 17 heures hier, heure américaine (23 heures à Paris), le juge Thomas Penfield Jackson a rendu un verdict des plus sévère envers Microsoft, dans le cadre du procès intenté par le gouvernement et 19 Etats contre la compagnie de Bill Gates. Après plus d'un an et demi de procédure, dans des conclusions rendues sur un ton sans équivoque, le magistrat a estimé que Microsoft avait bien violé le Sherman Act, la législation antitrust américaine. Plus encore, le juge a retenu les trois accusations les plus importantes parmi les quatre lancées par le département de la Justice. Selon le juge Jackson, Microsoft a «maintenu son pouvoir de monopole (sur le marché du PC, ndlr) par des moyens anticompétitifs» et a «tenté d'étendre son monopole sur le marché des logiciels de navigation». Le juge affirme également que Microsoft a lié son système d'exploitation Windows au logiciel de navigation Explorer «afin de mener une concurrence déloyale». Il juge cependant que les contrats conclus pour exclure certains de ses compétiteurs, principalement Netscape, de la distribution de ses produits, ne constituent pas une violation de la loi antitrust.
Sanctions. Verdict très sévère donc, et dans lequel Thomas Penfield Jackson précise que Microsoft pourra être tenu responsable financièrement par les Etats qui l'ont accusé de dommages causés par ses pratiques. Les semaines à venir risquent donc d'être délicates pour le géant de l'informatique de Redmond. Après avoir rendu son verdict, le juge doit s'atteler à évaluer les sanctions contre la compagnie. Il a toute latitude pour organiser de nouvelles audiences et convoquer de nouveaux témoins, lors d'une procédure qui pourrait se poursuivre jusqu'au début de l'automne. Les débats devraient s'articuler autour d'une seule question: faut-il démanteler Microsoft ou est-il possible d'élaborer un «code de conduite» qui oblige la compagnie à changer ses pratiques commerciales? Il y a quelques jours, après le «plan de médiation» offert par Microsoft pour aboutir à un accord à l'amiable, certains représentants du gouvernement avaient noté «que la compagnie faisait preuve de bonne volonté et que l'on pourrait peut-être aboutir à une issue qui satisfasse les deux parties». Microsoft semblait prêt notamment à mettre fin au lien commercial entre Windows et Explorer, l'un des éléments centraux du procès.
Aujourd'hui, tout a changé. Après l'échec des négociations, le département de la Justice et les 19 Etats qui ont déposé contre Microsoft ont adopté un ton moins conciliant. «Nous n'accepterons qu'une solution qui force Microsoft à mettre fin à ses pratiques abusives», a répété le vice-ministre de la Justice, Joel Klein. Hier, celui-ci se félicitait du verdict, estimant qu'il «bénéficierait pleinement au consommateur». Si le gouvernement ne propose pas l'éclatement de la compagnie, nul doute donc qu'il proposera des mesures drastiques au juge Jackson, qui pourraient aller de l'interdiction de vendre tout autre produit avec Windows à l'obligation de révéler aux fabricants d'ordinateurs le code informatique du système d'exploitation.
Appel. Malgré ces perspectives, Bill Gates a choisi de contre-attaquer. Dans une interview hier au Wall Street Journal, il a estimé que «le jugement du juge Jackson n'était qu'une autre étape du processus légal», assurant que cela ne changeait rien à la situation et «à la manière dont Microsoft menait ses affaires». Il a en outre confirmé son intention de faire appel de toutes les sanctions, ce qui pourrait en retarder de deux ou trois ans l'application. Après le verdict, un porte-parole de Microsoft signalait seulement que la compagnie allait désormais «s'attacher à travailler aux conséquences légales» de la décision.
Dans l'immédiat toutefois, le principal danger pour Microsoft vient des milliers de particuliers ou petites entreprises qui sont prêts à porter plainte contre la compagnie. Au total, 110 plaintes collectives ont été déposées contre les «pratiques déloyales» de Microsoft. Le verdict du juge Jackson leur offre une base légale idéale. A moyen terme, Microsoft a encore la possibilité de parvenir à un accord avant l'imposition des sanctions. En théorie, personne n'empêche Bill Gates d'essayer de renouer le dialogue avec le gouvernement. Mais hier, personne n'y croyait vraiment.
Fabrice Rousselot